BAKARY DIALLO, FORCE-BONTE, 1926, GROUPEMENT DE TEXTES
1-Débarquement à Sète
FORCE-BONTE: Après quatre jours de traversée de la mer Atlantique nous débarquons à Cette (Hérault). Nous sommes heureux de voir pour la première fois, une ville de la Grande France. Nos yeux se braquent vers les gens, les maisons, les rues, les tramways et finissent leurs investigations sur une multitude de drapeaux qu’arbore la cité. Nous y distinguons le drapeau tricolore. Nous traversons la ville, musique en tête, par un tel défilé que les enfants, jeunes garçons et fillettes, trouvent agréable de suivre le mouvement. On dirait d’ailleurs que la population de Cette toute entière tient une belle promesse qu’elle s’était sans doute faite de nous fêter. Des cris de « Vive la France ! » et « Vivent les Sénégalais ! » nous pénètrent profondément. Certains hommes se détachent de la foule et viennent nous serrer les mains. Je les entends dire : « Bravo les tirailleurs sénégalais ! Vive la France !… » D’autres nous disent : « couper tête aux Allemands ». Les tirailleurs leur répondent avec leur sourire habituel et montrent leur coupe-coupe, disant que nous allons tuer les ennemis des Français.
Bakary Diallo, Force – Bonté, pp 95-96
2-Bataille de la Marne
Nous sommes devant les troupes allemandes, dans la Marne. C’est quatre heures du matin. On dirait que déjà le jour se montre. Un peu partout surtout vers lest une lueur incertaine s’avance. L’ombre de la nuit se détache sur les collines et forme des parcelles noires, par-ci par-là, dans les ravins, au pied des arbres aux branches calmes. Le ciel s’illumine au dessus des têtes, un œil bleuâtre qui s’ouvre pour voir s’accomplir une œuvre de mal .Les fusils, les canons, et autres instruments qui tuent leurs maîtres, ne font plus trop de vacarme.
Les escouades se ravitaillent de café et d’aliments nourrissants. Tout a été fait pendant la nuit et il faut manger pour avoir la force de mourir.
Un Allemand qui s’était trompé de lignes est venu se faire prendre avec son café par une sentinelle sénégalaise. Lorsqu’il a été entouré par les tirailleurs, il tremblait de tout son être. Pauvre, n’avais-tu pas prévu cet instant comme tu avais déjà escompté l’or et la gloire ? Les noirs que tu supposais sauvages t’ont pris à la guerre, mais au lieu de faire cesser ta vie ils t’ont fait prisonnier. Puisse ta peur ne pas t’empêcher de proclamer dans ton pays, demain, après la bataille, les sentiments de justice qui réhabiliteront leur nom parmi les races humaines, toutes sauvages…
(…)
Depuis quelques jours nous sommes à droite de Reims, à Sillery, dans les bois. Le tir de barrage est intense…
Un obus vient d’éclater sur toi, un autre, encore six à la fois, et pendant que d’autres grognent de venir te déchirer, on regarde, dans les trous que l’on t’a faits, l’eau qui surgit…
Ordre du Régiment. Il faut immédiatement des tirailleurs sénégalais et un caporal pour participer à l’opération du bataillon Randier. La première compagnie du 7e bataillon sénégalais a reçu cet ordre…
Un caporal volontaire est demandé. La compagnie est rassemblée. Les officiers sont en face d’elle, papiers à la main. Caporaux et soldats se regardent. Il semble que le silence soit le seul interprète de cet instant. J’entends le murmure des soldats : « nous allons tous ensemble ». Je comprends alors que le volontariat d’un gradé serait accueilli avec empressement par ces diables de tireurs. Alors…
-Présent, mon capitaine… Moi volontaire…
Je sors du rang pour présenter l’arme. Le commandant est venu me serrer la main et pour m’encourager peut-être, me promet de me récompenser. Il pourrait s’en passer…Mon escouade s’est jointe à moi, aucun n’a voulu me quitter et cela me donne un frisson.
L’artillerie allemande est comme avertie de notre préparation. Elle nous lance ses obus. Il est sept heures du soir ; le soleil ayant refusé d’être témoin, la nuit s’est offerte. Dans ce bois serré, voir à vingt mètres est une chance… Trois obus sont tombés sur la tranchée qui nous abrite. Il y a des blessés. Je suis blessé au bras gauche. On tente de m’évacuer au poste de secours avec les autres. Je refuse formellement. Un militaire doit obéir, mais pourrais-je avant de mourir quitter mon escouade qui ne veut pas m’abandonner ? Alors l’officier a commandé : « Baïonnette au canon, en avant… ! » Mon fusil à la main droite, je me lance devant mes tirailleurs, terrible lion aux dents de fer…
La première ligne allemande décharge ses cartouchières sur nous. Suivant leurs tranchées, le feu a formé un arc rouge. Les fusées s’en donnent dans la petite forêt ou des mourants appellent les dieux, les mères et les prophètes, tous absents. La terre saute, les arbres tombent, et les cris d’hommes, mêlés aux voix des canons, des mitrailleuses, des fusils, des échos et d’in indéfinissable grouillement de choses, créent dans ce bois le spectacle le plus infernal.
La charge continue, moins dense. La moitié est blessée et dans le reste j’en vois qui meurent. Un de mes soldats est tombé à ma droite, le sang coule de sa tête collée à la terre… J’en vois un autre piquant sa baïonnette sur un tronc d’arbre. Il a cru trouver un ennemi… Sylla, qui est tout prêt de moi, me le montre de la main et éclate de rire. Nous faisons un nouveau bond. Nous voilà sur le parapet de la tranchée allemande. Nous ne sommes plus que trois tirailleurs. Je ne compte plus ; une deuxième blessure vient de m’être faite à la bouche. Sylla m’a retiré du parapet et m’aide à retourner dans la ligne française.
Au poste des premiers soins, le médecin désire connaître mon nom. Une difficulté se présente : je ne peux pas parler ; ma langue, coupée en deux, est à moitié dans ma bouche cassée. J’aurais pu écrire mon nom, mais ma tête est enflée, mes yeux ne voient plus que le brouillard surnaturel qui énerve les sens, mes oreilles n’entendent presque plus, il semble que dans mon être le sang bouillonne pour remonter vers elles. A mes côtés j’ai entendu dire : « c’est fini pour lui… » En cette circonstance, mon âme seule souffre, mon de mes blessures mais de l’éloignement…
Bakary Diallo, Force – Bonté, pp 102-107
3-Convalescence à Menton
J’ai cru me trouver pris par un rêve lorsqu’à un kilomètre de la gare de Menton, à gauche de la voie ferrée, j’ai vu dans une caserne des chéchias rouges. Sans doute, la vitesse du train, la fatigue du voyage, le sommeil qui prêchait à mes yeux le dodo et les pensées qui fascinaient mon esprit, avaient provoqué cet effet. (…)
Je me demandais si un miracle ne m’avait pas amené dans un pays habité par les tirailleurs sénégalais, que je n’avais pas vus depuis des mois et des mois. Mais dès mon apparition au dépôt, ces braves, si terribles dans les combats, se pressaient de toutes parts à ma rencontre, souriant, me serrant les mains, me souhaitant les Diam Niali (bonjour en peulh), les Eni Segué (bonjour en bambara) les Diam kam (bonjour en ouolof), etc., comme s’ils m’avaient connu depuis longtemps, alors que parmi eux je n’avais connu que Samba Diallo, Peulh ami, de mon recrutement en 1911.
(…)
Jeudi et dimanches sont nos jours de sortie en ville. Quand ils approchent, le dépôt est plus gai. Tous les tirailleurs, exception faite des grands mutilés et des malades qui n’aiment pas ou ne peuvent pas sortir, s’y préparent. Alors coupe de cheveux à la manière sénégalaise ou à la mode française, lavages des chemises, des vareuses, des mouchoirs des chéchias.
Entre Carlton Hôtel et l’Hôtel du Prince de Galles, actuellement hôpitaux temporaires, des groupes de tirailleurs se forment doucement, sous le soleil rayonnant, au bord de la mer. Vers l’ouest, un groupe de Bambaras, armés de tam-tam, joue. Ces artistes noirs exécutent les danses soudanaises. Ils ont fait un rond et tapent éperdument les mains autour d’un danseur comique, qui manie avec mystère ses pieds, ses bras, sa tête. (…)
Bakary DIALLO, Force – Bonté, pp 124 – 131