LA VIE SOCIALE
INTRODUCTION
Considéré comme un être biologique ou un individu, l’homme n’est pas différent de l’animal, car tous les deux ont les mêmes besoins biologiques à satisfaire comme manger, boire, dormir et se reproduire. Mais considéré comme un être social, il se différencie de l’animal grâce à son éducation ou à sa culture. Même si l’homme vit dans la nature avec les autres animaux, il est différent d’eux parce qu’il est un être culturel. Alors, faut-il définir l’homme exclusivement par la nature, par la culture ou par les deux à la fois ? Nature et culture s’opposent-elles radicalement ou se complètent-elles ? En tant qu’animal social, l’homme a besoin de travailler pour vivre. Si le travail est source d’épanouissement, il peut également être une contrainte. Quel est donc le sens du travail ? Le travail est-t-il source de libération ou d’aliénation ? D’autre part, pour échanger avec ses semblables, l’homme a besoin du langage qui est un outil essentiel pour la communication. Sur cette question, nous étudierons les rapports que la pensée entretient avec le langage, mais aussi les formes et fonctions du langage ; et nous terminerons par une analyse des pouvoirs du langage.
I-RAPPORTS ENTRE NATURE ET CULTURE
1-L’inné et l’acquis
Dans le mot culture, on distingue le sens humaniste et le sens anthropologique. Au sens humaniste, on parle d’érudition, d’instruction ou de culture générale. Au sens anthropologique, la culture désigne le mode de vie d’une société, ses coutumes et ses traditions que l’individu acquiert. La nature désigne, entre autres, l’environnement ou le milieu physique dans lequel nous évoluons. Quand on parle de la nature, on pense à la faune, à la flore et aux minéraux. En bref, c’est tout ce que l’homme n’a pas créé. Il y a aussi les besoins vitaux ou naturels comme manger, boire, dormir, se reproduire etc. Ces besoins sont innés parce que l’homme naît avec.
La nature, en tant que cadre de vie, est ce qui est commun à l’homme et à l’animal. Autrement dit, l’homme et l’animal vivent tous deux dans la nature, mais on pourrait se demander si tous deux entretiennent le même rapport avec la nature. Le rapport n’est pas le même, car pendant que l’animal s’adapte à la nature et la laisse intacte, l’homme la transforme et modifie son environnement en fonction de ses goûts ou de sa culture. D’autre part, l’homme et l’animal ont les mêmes besoins naturels, mais l’animal satisfait ses besoins ici et maintenant alors que l’homme peut se contrôler et reporter le moment de la satisfaction de ses besoins. De plus, en satisfaisant ses besoins naturels, l’homme tient compte des règles, normes sociales et interdits de la religion ou de la morale. En outre, si l’animal consomme directement les produits de la nature, l’homme peut les préparer. Ceci est la preuve que l’homme passe son temps à modifier la nature extérieure (l’environnement) et intérieure (son corps), ce qui fait de lui un être de refus, qui refuse la nature telle qu’elle est et sa propre nature. Comme l’écrit Georges Bataille, l’homme est un animal rebelle, il nie le donné naturel et refuse son animalité. C’est-à-dire que, en plus de la transformation qu’il apporte à son corps, l’homme transforme la nature. Et en exploitant la nature, il se rebelle contre elle, ce qui fera dire à Hegel que la nature sera toujours en agonie tant que l’homme existe. Compte tenu de ce qui précède, on peut dire que tout chez l’animal est naturel alors que chez l’homme tout est naturel et culturel ; c’est pourquoi on le définit comme un animal bio-culturel.
Par ailleurs, il faut souligner que la culture est relative, elle change d’une société à une autre. Mais Claude Lévi-Strauss montre qu’il existe un phénomène à la fois naturel et culturel : c’est la prohibition de l’inceste. Il s’agit de l’interdiction des relations sexuelles entre proches parents. C’est un phénomène universel parce que dans toutes les sociétés, l’inceste est interdit ; de ce point de vue, il relève de la nature. Mais c’est aussi un phénomène culturel parce que l’interdiction est une règle et les relations parentales peuvent changer d’une société à une autre. Cette diversité culturelle débouche sur la question du relativisme culturel, c’est à dire l’égalité des cultures.
2-De l’idée d’une nature humaine
Pendant longtemps, les philosophes se sont interrogés sur l’existence ou l’inexistence d’une nature humaine. La nature humaine serait un ensemble de caractères permanents qu’on retrouverait chez tous les hommes. Elle serait une essence qui définirait l’homme partout et toujours. De ce point de vue, Aristote et Descartes estiment que l’homme a une nature qui serait réduite à la pensée. Aristote définit l’homme comme un « animal raisonnable » et on retrouve la même conception chez Descartes qui définit l’homme comme une « res cogitans » c’est à dire une substance pensante. Mieux, Descartes dit que l’homme est « une substance dont toute la nature n’est que de penser ». Autrement dit, quel que soit ce qu’il est et quelles que soient les circonstances, l’homme sera toujours un être de raison. Or, dans son ouvrage Les enfants sauvages, Lucien Malson a démontré le contraire. Il y décrit l’expérience d’enfants abandonnés à la naissance, qui seront recueillis et élevés par des loups. Ces enfants agissaient comme des loups et lorsqu’ils seront retrouvés et intégrés dans la société, ils devront apprendre à se comporter comme des hommes. De cette expérience, on peut tirer l’enseignement selon lequel le petit enfant, à la naissance, peut s’adapter à des conditions différentes. Tant qu’il vit avec des loups, l’enfant ne mérite pas encore le nom d’homme. C’est pourquoi Erasme de Rotterdam, humaniste, théologien néerlandais et écrivain du 16ème siècle a affirmé que « on ne naît pas homme, on le devient ».
L’homme est un être inachevé. Il est différent de l’animal qui, à la naissance, est déjà programmé. L’animal est déjà ce qu’il sera alors que l’homme doit tout apprendre. La nature donne à l’homme des potentialités, mais il revient à la culture de les mettre en valeur. L’homme est ainsi le produit de multiples apprentissages et il a la possibilité de se perfectionner. On devient humain par un long processus d’apprentissage. C’est la culture qui forme, façonne, modèle l’individu par l’apprentissage et l’éducation. A travers l’expérience des enfants sauvages, Lucien Malson en conclut que « l’homme n’a point de nature mais qu’il a – ou plutôt qu’il est – une histoire » et l’avis est partagé par Jean Paul Sartre qui nie l’idée de nature humaine. Luc Ferry et André Comte-Sponville, dans une œuvre coproduite, considèrent aussi que l’homme n’a pas de nature, il évolue.
3-Universalisme et relativisme culturels
Le relativisme culturel implique l’idée d’une égalité et d’une complémentarité des cultures. En d’autres termes, aussi diverses qu’elles puissent être, toutes les cultures se valent ; elles n’entretiennent pas des rapports de supériorité ou d’infériorité, mais d’égalité et de complémentarité. Certes, les sociétés ont leur propre manière de vivre ; malgré leurs différences, il existe des phénomènes qu’on retrouve dans toutes les sociétés : c’est ce qu’on appelle les « universaux culturels ». Dans toutes les sociétés, on trouve la pratique du mariage, du baptême des enfants et des cérémonies funéraires. Mais les manières de faire, les significations et les valeurs accordées à ces pratiques varient d’une société à une autre. Par exemple, dans certaines sociétés, on enterre les morts alors que dans d’autres on les incinère.
En matière de culture, tout est relatif. Il faut donc éviter de tomber dans l’ethnocentrisme, c’est à dire la prétention que sa culture est supérieure à celle des autres. Claude Lévi-Strauss dit qu’il faut se méfier de toute « perspective ethnocentrique » et ne pas tenir pour barbare ce qui relève d’une culture étrangère, car toutes les cultures se valent. Mais il est difficile d’échapper à l’ethnocentrisme, car chaque homme a le sentiment que sa culture est supérieure à celle d’autrui. C’est ce que dit Claude Lévi-Strauss dans Race et histoire : « L’humanité cesse aux frontières de la tribu, du groupe linguistique , même du village; à tel point qu’un grand nombre de populations dites primitives se désignent d’un nom qui signifie “les hommes” (ou les “bons” , “les excellents” , “les complets”), impliquant ainsi que les autres tribus, groupes ou villages, ne participent pas des vertus – ou même de la nature – humaines, mais sont tout au plus composés de “mauvais”, de “méchants”, de “singes de terre” ou “d’œufs” de pou ». A travers cette citation, l’auteur montre que les hommes ont un sentiment de fierté d’eux-mêmes et considèrent que toute personne étrangère à leur groupe est inférieure.
II-LE TRAVAIL
1-Conceptions du travail
a-La conception biblique
Le travail est défini comme une activité intellectuelle ou physique. Etymologiquement, le mot vient du latin tripalium qui signifie instrument de torture. Au regard de son étymologie, le travail renvoie à l’idée de souffrance, de douleur ou de peine. C’est cette même conception que l’on retrouve dans les écritures saintes où le travail apparaît comme une malédiction tombée sur l’homme après la désobéissance à Dieu. En effet, d’après la Bible, Adam et Eve vivaient au paradis et n’avaient pas besoin de travailler. Dieu leur avait demandé de ne pas toucher à l’arbre de la connaissance du bien et du mal, communément appelé pommier. Mais ils touchèrent au fruit défendu et Dieu les chassa du paradis. Avant de les envoyer sur terre pour se racheter, Dieu les prévient tous les deux. A Adam, il dit : « Puisque tu as écouté la voix de ta femme, et que tu as mangé de l’arbre au sujet duquel je t’avais donné cet ordre ‘‘Tu n’en mangeras point’’, le sol sera maudit à cause de toi. Et c’est à force de peine que tu en tireras ta nourriture tous les jours de ta vie ». Après avoir châtié Adam, Dieu châtie Eve en ces termes : « J’augmenterai la souffrance de tes grossesses et tu enfanteras dans la douleur ». Du point de vue religieux, le travail est une punition. Cette idée de souffrance poursuit toujours l’homme, si bien que même dans leur travail, certains hommes se sentent contraints. Mais tout travail est-il une contrainte ? N’y a-t-il pas de travail qui libère l’homme ? Et si le travail est une contrainte, n’aliène-t-il pas l’homme ? A travers ces questions, deux positions se sont dégagées : l’une considérant le travail comme une libération et l’autre comme une aliénation.
b-Le travail comme libération
Le travail permet à l’homme de se libérer doublement. D’abord, il le libère de sa dépendance vis-à-vis de la nature. Autrement dit, tant que l’homme se limitera à la pêche, à la chasse et à la cueillette, il sera toujours dépendant de la nature. Mais avec l’agriculture, l’élevage et la métallurgie, il parvient à domestiquer la nature, à produire plus que le nécessaire, et donc à pouvoir stocker des réserves lui permettant d’affronter un avenir incertain. De ce point de vue, le travail libère l’homme de la nature. Ensuite, il permet à l’homme de se libérer de l’esclavage et c’est ce que démontre Hegel dans la « Dialectique du maître et de l’esclave » où il montre que le travail joue un rôle libérateur. Hegel décrit une scène de lutte opposant deux hommes, lutte au terme de laquelle le vaincu accepte, en échange de la vie sauve, de travailler pour le vainqueur qui devient le maître. En devenant esclave, le vaincu transforme la nature tandis que le maître jouit passivement des produits de son esclave. Pendant que l’esclave transforme l’environnement et maîtrise les lois de la nature, le maître reste inactif et dépend entièrement de son esclave. En fin de compte, les rôles sont inversés : le maître devient l’esclave de son esclave et l’esclave devient le maître de son maître. Dans cette scène, on constate que par le travail, l’esclave s’est humanisé et s’est libéré. En revanche, le maître perd sa liberté parce qu’incapable de satisfaire par lui-même ses besoins.
On retrouve la même conception chez Kant pour qui le travail participe à la formation de l’homme. Il écrit à ce propos : « L’enfant doit jouer, il doit avoir des heures de récréation, mais il doit aussi apprendre à travailler (…) Il est de la plus haute importance que les enfants apprennent à travailler ». Pour Kant, c’est par le travail que l’homme se forme et forme le monde, c’est aussi par le travail qu’il se réalise et devient digne de la vie. Voltaire souligne, pour sa part, que «le travail éloigne de nous trois grands maux: l’ennui, le vice et le besoin».
Si le travail est libérateur, comment se fait-il qu’il soit aliénant ? Selon Marx, le travail dans lequel l’homme s’épanouit est libérateur. Mais si le travail est exercé dans des conditions inhumaines, il devient aliénant et transforme l’homme en animal.
c- Le travail comme perte de l’humanité : le phénomène de l’aliénation
Tout travail n’est pas forcément libération. Exercé dans certaines conditions, il devient aliénation, car il fait perdre à l’homme son humanité, il le déshumanise. L’aliénation vient du latin alienus c’est à dire « qui appartient à un autre » ou « dépossession de soi ». Pour Marx, le capitalisme entraîne l’aliénation, dépossède l’ouvrier de lui-même et de son produit. Dans ce système d’exploitation de l’homme par l’homme, Marx dit à propos de l’ouvrier : « Il est lui quand il ne travaille pas, et quand il travaille il n’est pas lui ». Le travail que fait l’ouvrier n’est pas une activité grâce à laquelle il s’épanouit et se réalise, mais une contrainte pour pouvoir survivre. Autrement dit, l’ouvrier reçoit un salaire de misère qui ne lui permet pas de satisfaire ses besoins, c’est un salaire qui lui permet à peine de manger pour être sur pied le lendemain. Ici, l’ouvrier n’est pas heureux parce que exploité, et cette exploitation risque de l’affecter jusqu’à ne pas pouvoir développer son intelligence. Le travail de l’ouvrier, dit Marx, « mortifie son corps et ruine son esprit ».
2-Le travail, une activité spécifiquement humaine
L’homme n’est pas le seul vivant à travailler, mais il est le seul vivant à travailler comme il le fait. La différence entre l’activité de l’animal et celle de l’homme réside dans le fait que là où l’animal est guidé par son instinct, l’homme fonde son activité sur la raison. L’animal exécute une tâche sans préparation, il n’a pas la notion de ce qu’il fait. Le sens de la beauté, de la durabilité, de la sécurité et du temps ne sont pas considérés, alors que l’homme a le souci de toutes ces préoccupations. Voilà pourquoi l’homme conçoit d’abord l’idée de ce qu’il veut réaliser dans sa tête avant de le concrétiser. Selon Marx, le travail humain implique la conscience d’un projet alors que l’activité de l’animal est instinctive et n’est pas perfectible. Il compare l’araignée à l’architecte. L’araignée tisse sa toile d’une manière inconsciente sans innovation, alors que l’architecte fait ses plans d’une manière consciente et innove dans son travail. Marx poursuit et développe la même idée dans un autre ouvrage en disant : « Ce qui distingue le plus mauvais architecte de l’abeille la plus experte, c’est qu’il a construit la cellule dans sa tête avant de la construire dans sa ruche ». Chez Marx, le travail est donc une activité spécifiquement humaine, car participant au développement intellectuel de l’homme.
On retrouve la même conception de la spécificité du travail humain chez Leibniz. Dans Nouveaux essais sur l’entendement humain, il affirme : « Les hommes deviennent plus habiles en trouvant mille adresses nouvelles, au lieu que les cerfs ou les lièvres de ce temps ne sont pas plus rusés que ceux du temps passé ». Spinoza aussi montre que l’homme évolue avec le temps et découvre de nouvelles techniques tandis que l’animal ne progresse pas, il stagne. Exemple, les oiseaux d’aujourd’hui ne construisent pas leurs nids avec plus d’art que les tout premiers oiseaux. Il en est de même avec les abeilles ; elles ne perfectionnent pas la ruche qu’elles habitent.
Pour toutes ces raisons, Kant considère que le travail est spécifiquement humain et il estime que c’est par analogie que l’on parle du travail animal. C’est par abus de langage que l’on parle de travail animal, on devrait plutôt dire « activité animale ». Cette activité, conclut Kant, est inconsciente et n’a pas la même valeur que le travail humain. On retrouve cette spécificité aussi dans le langage.
LE LANGAGE
Au sens restreint, le langage désigne l’expression verbale de la pensée. Cette définition pose l’idée que le langage est spécifique à l’homme. Mais au sens large, le langage signifie tout système de signes pouvant servir de moyen de communication. Cette définition admet l’existence d’autres types de langage : l’écriture, le regard, l’art, la musique, la gestuelle, le langage symbolique des fleurs et des couleurs, sans oublier le langage animal. Le langage animal est naturel, inné, instinctif et est l’expression des besoins de l’animal. C’est aussi un langage répétitif, commun à une espèce particulière. A la différence du langage animal, le langage humain n’est pas inné mais acquis, en plus il est conventionnel. Même si l’homme a les capacités naturelles à parler, son langage relève plus de l’héritage culturel. Cela veut dire que seule la société est habilitée à construire le langage, d’où l’idée que le langage est le véhicule de la culture.
1-Le langage est-il spécifique à l’homme ?
L’expression « langage animal » n’est qu’une métaphore. « Communication animale » serait l’expression qui convient parce que l’animal ne parle. Une des différences fondamentales entre l’homme et l’animal se situe dans le langage. Voilà pourquoi Ferdinand de Saussure disait que la différence entre l’homme et l’animal, c’est que l’homme est un « homo loquens », c’est-à-dire un homme qui parle. On a pu constater que les animaux sont capables de communiquer en transmettant des messages très variés selon le groupe d’animaux. Néanmoins, il y a une différence énorme entre parler et transmettre des messages. Même si l’animal transmet des messages, il ne parle pas parce qu’il ne pense pas. C’est pourquoi, s’il est dans le besoin, l’animal ne pourra pas le nommer. Il se contente de proférer des cris pour exprimer son besoin à l’exemple du mouton qui bêle quand il a faim. Descartes affirme que le langage et la pensée sont intimement liés. Il dit : « Il n’y a point d’homme, si hébété et si stupide sans en excepter les plus insensés qui ne soit capable d’arranger ensemble diverses paroles et d’en composer un discours par lequel il va faire entendre sa pensée. Et au contraire, il n’y a point d’autre animal tant parfait et tant heureusement bien né qui peut faire le semblable ». On comprend à travers cette citation qu’il n’y a pas de langage sans pensée. Pour Descartes, qui pense parle, qui ne pense pas ne parle pas. C’est dire que le langage est spécifiquement humain.
Il est bien vrai que le langage de l’homme est vocal, alors que l’animal, ne disposant pas de voix, communique par des signes ou des sons. Mais le fait que l’animal communique par des signes ou des sons ne suffit-il pas pour parler de langage animal ? En tout cas, si on considère que les animaux s’expriment à leur manière comme la poule qui glousse, le cheval qui hennit, le chien qui aboie ou le chat qui miaule, on peut admettre que le langage animal existe. Et c’est ce que démontrent Karl Von Frisch et Emile Benveniste avec les abeilles.
Dans son ouvrage Vie et mœurs des abeilles 1955, Karl Von Frisch a étudié les danses qu’effectuent les abeilles. Il montre qu’au retour d’une bonne source de nourriture, l’abeille éclaireuse accomplit une danse pour indiquer aux autres abeilles la direction et la distance de la nourriture. L’insecte peut ainsi livrer 4 informations à ses congénères :
– L’existence du butin : sinon il n’y aurait pas de danse
– La direction du butin :
– La nature du butin : le parfum de la fleur imprègne les poils de l’abdomen de l’éclaireuse ; immédiatement les abeilles savent de quelle fleur il s’agit
– La distance du butin par rapport à la ruche : danse relativement lente en forme circulaire si la fleur est située à une distance comprise entre 50 et 100 mètres de la ruche ; danse frétillante en forme de 8 si le butin est à 100 mètres ou plus.
Emile Benveniste reconnaît certes l’existence du langage animal, mais il l’oppose à celui de l’homme. Dans Problèmes de linguistique générale, il dit que la communication des abeilles ne connaît pas le dialogue « qui est la condition du langage humain ». C’est une communication qui consiste entièrement dans la danse sans intervention d’un appareil vocal. C’est un langage gestuel qui exige comme condition l’éclairage du jour pour une bonne perception visuelle ; ce qui signifie que la communication des abeilles ne peut pas avoir lieu dans l’obscurité alors que le langage humain ne connaît pas cette limitation, il peut s’effectuer de jour comme de nuit et est, par excellence, vocal. L’autre différence que Benveniste soulève, c’est que « le message des abeilles n’appelle aucune réponse de l’entourage, sinon une certaine conduite qui n’est pas une réponse ».
2-Langage et pensée
Les rapports entre la pensée et le langage sont d’habitude posés en termes d’antériorité de l’un par rapport à l’autre. Pense-t-on avant de parler ou bien pensée et langage sont-ils liés ? Logiquement, c’est la pensée qui vient avant le langage : nos paroles expriment nos pensées, nos idées. Ce qui fera dire à Louis Gabriel Ambroise de Bonald (homme politique et écrivain français du 18ème siècle) que « l’homme pense d’abord sa parole avant de parler sa pensée ». C’est pourquoi il nous arrive de chercher les mots pour exprimer une pensée déjà faite, déjà construite. C’est tout le sens du proverbe qui dit qu’avant de parler, il faut remuer sept fois la langue, c’est-à-dire penser mûrement à ce que l’on dit. Vu sous cet angle, la pensée précède le langage.
Hegel et Oscar Wilde affirment, au contraire, que la pensée et le langage s’effectuent simultanément. Pour eux, penser à ce que l’ont dit, c’est déjà parler. Dès qu’on pense on parle, car on ne peut penser qu’avec les mots comme l’écrit Oscar Wilde (écrivain irlandais du 19ème siècle) « nos pensées naissent toutes habillées ». Plutôt qu’un rapport d’antériorité, langage et pensée entretiennent un rapport de simultanéité. On pourrait même dire que la pensée et le langage sont comme le recto et le verso d’une feuille. Pour Hegel, « c’est dans les mots que nous pensons », c’est-à-dire que nous formulons nos idées avec les mots, ce qui signifie que penser, c’est parler intérieurement. La pensée serait même une sorte de langage intérieur : c’est « le dialogue silencieux de l’âme avec elle-même sans la voix », dit Platon dans Le Sophiste.
3-Le langage trahit-il la pensée ?
Une rupture peut cependant s’établir entre la pensée et le langage. Dans le lapsus et le délire, le langage est séparé de la pensée. Il arrive aussi que ce que nous disons ne traduise pas fidèlement la pensée. C’est pourquoi on dit que le langage est infidèle à la pensée puisque incapable de traduire exactement nos pensées, nos sentiments, nos émotions etc. Parfois, quand la personne est sous l’effet d’une colère excessive ou d’une joie débordante, elle a du mal à exprimer ses sentiments. Quand une personne est également devant une réalité inédite, une angoisse, un étonnement, une foule, une star etc. elle peut perdre ses mots. Sous ce rapport, le langage présente des limites, ce qui explique qu’il peut parfois manquer la réalité.
Le langage étant limité, il arrive ainsi qu’une personne soit incapable d’exprimer ses émotions, alors elle se tait parce qu’elle entre dans l’univers de l’ineffable (ce qui ne peut être dit). C’est à ce titre que Ludwig Wittgenstein disait dans le Tractatus Logico Philosophicus que « ce qu’on ne peut dire, il faut le taire ». Mais selon Hegel, il est faux de dire que le langage est incapable de traduire nos pensées. A l’en croire, une pensée qui ne trouve pas son mot n’est pas encore arrivée à maturité ; elle est une pensée « à l’état de fermentation » et trouvera forcément son mot lorsqu’elle sera mûre. Hegel critique ainsi l’ineffable et s’attaque à Platon pour qui l’ineffable est ce qu’il y a de plus élevé, de plus pur, de plus beau, de meilleur. Pour Hegel, tout peut se dire, car tout a un mot. Il affirme que c’est seulement dans et par le langage que la pensée peut se réaliser. On peut, de la même façon, comprendre Nicolas Boileau qui dit : « Ce qui se conçoit bien, s’annonce clairement et les mots pour le dire viennent aisément ».
4-Formes et fonctions du langage
Le langage a plusieurs formes. On peut citer l’écriture, le regard, l’art, la musique, le langage des fleurs et des couleurs, la gestuelle, la mimique, les signes etc. Quant aux fonctions, Jakobson dit qu’elles sont nombreuses, mais la principale fonction est la communication. On entend par communication l’échange d’informations entre deux ou plusieurs locuteurs. La fonction de communication peut être subdivisée en plusieurs fonctions secondaires.
-La fonction expressive ou émotive : Le langage exprime l’intériorité de l’individu. Lorsqu’on parle, notre vie intérieure ne nous appartient plus, car on livre à autrui notre intériorité. Hegel disait justement que le langage est une manifestation par laquelle l’individu ne s’appartient plus parce qu’il sort de lui-même pour livrer à autrui son intimité.
-La fonction appellative ou conative est destinée à produire un certain effet sur le récepteur. L’émetteur cherche à provoquer chez son récepteur des effets sans les partager, c’est le cas du menteur, de l’hypocrite ou de l’acteur.
-La fonction magique ou créatrice peut être perçue dans la pratique du sorcier qui, par ses incantations (paroles magiques), arrive à agir sur la nature. Avec son abracadabra ou toute autre formule, le magicien produit l’effet souhaité. La dimension magique du langage trouve son expression la plus achevée dans le Verbe divin. Dans les religions révélées, Dieu a créé le monde par le pouvoir du Verbe en disant à la lumière « sois » et la lumière fut.
-La fonction thérapeutique : Le langage console l’individu de ses souffrances. Celui qui a un remords peut se soulager lorsqu’il se confesse. La psychanalyse aussi guérit par la méthode du divan ; le « ndëpp » (cérémonie d’exorcisme) guérit également.
-La fonction poétique ou esthétique : Elle accorde une importance particulière à l’aspect esthétique du message transmis. Elle utilise des procédés qui permettent de mettre le langage lui-même en valeur, et cela dans des œuvres poétiques.
Cette énumération est loin d’être exhaustive, car les fonctions du langage sont nombreuses.
5-Les pouvoirs du langage
Le langage est un instrument de domination pour qui sait l’utiliser. Le pouvoir du langage peut être perçu dans le domaine de la politique ou de la presse. Le politicien est d’habitude un démagogue (flatteur, menteur) qui sait attirer l’attention par son discours. La presse aussi a un pouvoir d’orienter les opinions et de modifier les comportements. Ces exemples révèlent l’efficacité du langage, l’idée qu’il peut être un moyen de maîtrise et de domination. Le sophiste, le l’avocat et même le philosophe sont considérés comme des beaux parleurs, des discoureurs, des séducteurs qui, par le langage, ont un pouvoir de persuasion ou de dissuasion. Le marabout avec son ndigël (consigne), se sert également du langage pour imposer son autorité. Le langage confère ainsi à l’homme un pouvoir sur les choses, car rien qu’avec les mots, l’homme peut changer le cours des choses. Il peut se servir du langage pour flatter, mentir, défigurer ou transfigurer. Rien qu’avec le langage, l’homme peut changer positivement ou négativement la vie de son prochain. Le langage peut enfin résoudre des conflits comme il peut en réveiller. Si le langage rapproche, il peut aussi séparer. En effet, certains mots peuvent blesser, choquer ou nuire à autrui. C’est le cas de l’injure, de la calomnie ou de la diffamation. Et c’est en raison de cette capacité à unir et à désunir que Holderlin a dit : « Le langage est le bien le plus précieux et le plus dangereux que les dieux ont donné aux hommes ».