FERDINAND OYONO, UNE VIE DE BOY, 1956
UNE VIE DE BOY:Premier véritable roman nègre, Batouala de René Maran ouvre la voie à la création romanesque négro-africaine d’expression française. C’est dans ce sillage que va s’inscrire toute l’œuvre d’Oyono. Il vient apporter sa partition dans l’entreprise de dénonciation du colonialisme. Ainsi, Ferninand Oyono dresse une fresque acerbe des mœurs coloniales.
I-L’AUTEUR
Né le 14 Septembre 1929 à Ngoulémakong, dans le Sud-Est du Cameroun, Ferdinand Oyono s’enracine dans le pays bantou en pleine zone forestière, cadre de ses romans. Il grandit en milieu catholique marqué par le syncrétisme religieux.
Sa mère, catholique convaincue et pratiquante, refusant de cohabiter avec un mari baptisé et polygame, quitta le domicile conjugal pour s’installer à Ebolowa avec ses enfants. Elle y exerce les métiers de couturière et de vendeuse.
Quant au père, son statut de fonctionnaire et de polygame lui oblige à de fréquents déplacements. Suivant son père dans ses différents lieux d’affectation, Oyono découvre très tôt son pays : Yaoundé, Douala, Ngaoundéré…Ces déplacements, même s’ils l’arrachent à l’affection maternelle, sont d’un grand profit pour le futur romancier.
A la suite de sa sœur aînée, Oyono entre à la mission catholique où il assure les fonctions d’enfants de chœur et de « boy » avant de recevoir une initiation aux lettres classiques et d’obtenir le CEP. Flatté par le succès de son fils, son père le fait entrer au lycée d’Ebolowa avant de l’envoyer en France poursuivre ses études secondaires sanctionnées par le Bac en 1950.
A Paris, Oyono partage son temps entre ses cours à la faculté de droit et l’Ecole Nationale d’Administration tout en rédigeant ses souvenirs d’enfance qui servent d’ébauche à ses futurs romans : Une vie de boy, 1956 ; Le vieux nègre et la médaille, 1956.
Après l’accession de son pays à l’indépendance, il occupe plusieurs postes administratifs et diplomatiques et publie son troisième roman : Chemin d’Europe.
II-ETUDE D’UNE VIE DE BOY
A-RESUME
A la suite d’une querelle vive avec son père, Toundi Ondoua se réfugie chez le père Gilbert qui lui donne une éducation correcte. Il meurt accidentellement quelques temps après. A l’instar de son maître, Toundi a l’habitude de tenir un journal. Sa bonne réputation lui vaut d’entrer au service du commandant Décazy, le chef des blancs de Dangan. L’accueil brutal qui lui est réservé est loin d’égaler celui de son père adoptif.
Dans la première partie du roman, il s’emploie à servir son patron avec diligence et ponctualité. Il connaît un bref moment de bonheur avec l’arrivée de Suzy, l’épouse du commandant, que sa grande beauté séduit.
Dans son journal, on peut trouver tout ce qui se passe dans ce milieu des colons. Rien ne lui échappe. La supériorité et l’amitié du blanc auxquelles il croyait ne tarderont pas de s’effriter. Il découvre dès lors deux mondes radicalement différents. La résidence blanche affiche un luxe insolent devant le misérable quartier indigène.
Toundi traverse un certain nombre d’épreuves qui aboutissent à sa perte, non qu’il ait été averti sur la vraie nature des blancs.
Lorsqu’il découvre que le commandant est incirconcis, un large pan du mythe qui entourait les blancs tomba. Enfin, l’adultère de Madame Décazy constitue la dernière étape du processus de démythification dans l’esprit de Toundi. Ainsi, il devient gênant aux yeux des blancs. Les manœuvres de l’ingénieur avec la complicité du commandant et de M. Moreau ne tarderont pas de charger Toundi. Après de graves sévices qui nécessiteront une hospitalisation, il réussit à s’évader et se rend en Guinée voisine où il trouvera la mort.
B-STRUCTURE DE L’ŒUVRE ET TECHNIQUE D’ECRITURE
Lecteur de Balzac et de Zola, F. Oyono se range dans la catégorie des romanciers dits réalistes. Ses romans constituent des témoignages sur l’Afrique coloniale. S’il dépeint le caractère inique et violent des blancs, il ne rate pas ses compatriotes qui se laissent humilier par les européens et acceptent avec résignation leur infériorité comme une fatalité.
1-Structure
a-Composition
L’œuvre est composée d’un avant-propos et de deux cahiers. Dans l’avant-propos, Oyono scelle un contrat avec le lecteur, celui du manuscrit retrouvé. L’auteur serait donc qu’un traducteur d’un texte écrit en ewondo.
Le roman sera la narration à la première personne d’une histoire vécue par un individu. Dans les deux cahiers, le récit suit une progression linéaire, rigoureusement chronologique. En effet, l’auteur dit avoir assisté à l’agonie d’un de ses compatriotes et « dans son baluchon, il a découvert deux cahiers racornis, le journal de Toundi ».
Cela nous conduit à nous interroger sur les techniques du récit mais avant tout voyons le traitement réservé à, l’espace et au temps.
b-L’espace et le temps
Tout le récit se déroule dans l’espace de la colonie. Le cadre correspond à une zone de forêt, plus particulièrement l’Afrique centrale, le Cameroun. Fia et Dangan et les villages environnants, ou se déroulent les tournées du chef, constituent le cadre de toute l’action. L’essentiel de l’histoire se passe à Dangan, divisé en quartier résidentiel et en quartier indigène. P.37
Oyono ne s’étale pas à faire une description de l’habitat ni chez les blancs et encore moins chez les indigènes. Si chez les premiers on retient la mission catholique, la résidence du commandant, la prison et l’hôpital, par contre chez les autres c’est le black-out total. Ces lieux sont des signes de la présence coloniale et des symboles de répression.
Cette présence indique que nous sommes à l’époque coloniale. Il est aussi fait référence à la décolonisation dans le Maghreb P.90 et à une guerre mondiale P.89 et P.43.
Par ailleurs, le temps de l’histoire est moins perceptible. C’est un récit qui dure le temps de l’émancipation du héros à sa fin tragique.
Dès le début du récit, le mois d’Août mentionné en haut du journal montre que la narration commence en ce mois. Mais pour le reste ce ne sont que des moments de la journée qui sont mentionnés : P.86 « A midi » ; P.28 « Il était environ 10h » ; « la nuit dernière » ; P.41 « Aujourd’hui, c’est samedi ».
Ce traitement particulier accordé au temps de la narration signifierait que l’histoire de Toundi est le lot quotidien de tous les noirs de la colonie, aucune échappatoire n’est possible.
2-Les techniques narratives
- Le journal
Le fonctionnement de la narration et la distribution des séquences sont rendus acceptables par la convention de l’avant-propos. Le terme de journal fait adhérer le lecteur à cette typologie inégalement répartie et hachée par moment à l’image d’un cahier (là où quelqu’un note régulièrement ses réflexions, ce qui est vu, ce qui a été fait) ; donc il est question d’autobiographie fictionnelle, une narration à la première personne. Mais Oyono par l’astuce du manuscrit traduit se situe hors du récit.
- La distanciation
Elle consiste à prendre du recul par rapport à l’histoire racontée et vis-à-vis des personnages. Elle permet aussi au romancier de rendre une impression de réalité saisissante en se détachant d’elle. Cela témoigne de la volonté du romancier de rester en dehors de son récit. Cette non-intervention de l’auteur se traduit donc par la distanciation. Oyono cède ainsi l’instance de narration à Toundi.
- Le point de vue interne
Toundi joue le rôle d’observateur-voyeur auquel sa condition de domestique permet de jeter un regard particulier sur cette société. L’unicité du point de vue impose au lecteur une vision unilatérale de la réalité. Tout est su et découvert à partir des yeux de Joseph Ondoua Toundi qui ne manque pas d’humour.
- L’humour : (plaisanterie consistant à souligner avec esprit les aspects drôles d’une réalité)
L’utilisation de l’humour permet au moins d’accepter cette dure réalité. En même temps, il reflète le langage du milieu de Toundi.
III-L’ETUDE DES PERSONNAGES
Dans la veine de dénonciation du colonialisme, le roman africain présente souvent l’univers de la colonie où cohabitent deux humanités différentes. Blancs et noirs s’opposent aussi bien par la couleur de leur peau que par leur statut social.
Les stéréotypes hérités de l’histoire se dressent encore de manière tenace dans toute cette création. Une vie de boy n’échappe pas à ce schéma manichéen. Mais Oyono a su déconstruire ces clichés et ces mythes.
1-Toundi
C’est un naïf qui croit à la supériorité et à l’amitié des blancs, comme Méka dans Le vieux nègre et la médaille. Le père Gilbert a contribué à asseoir cet état d’esprit mais les épreuves traversées vont modifier sa perception des choses. Les brimades exercées sur lui sans raison lui feront déchanter. Ajouté à cela l’incirconcision du commandant et l’adultère de Mme Décazy, Toundi, comme la population de Dangan, finit de démythifier les blancs.
Contrairement à ses pairs, il sait « lire et écrire ». Son éducation lui offre l’opportunité de mener une nouvelle vie.
Après ses découvertes indiscrètes, il deviendra gênant et il doit être supprimé.
Oyono dénonce à travers ce personnage la naïveté des africains et leur facilité à être séduits par l’occidental.
2-Les comparses
Dans l’entourage de Toundi, le personnage le plus représentatif les est certainement Kalisia. Cette ex-prostituée a rapidement démythifié les blancs. Elle donne à Toundi un excellent conseil qu’il aura tort de ne pas suivre.
Les deux chefs coutumiers reflètent la nature hypocrite et calculé des rapports entre blancs et noirs. Okoma, grand ami de la France tombe dans le piège des blancs. Par contre Meugueme fait semblant de ne pas comprendre le français et se joue des blancs.
Par ailleurs, Baklu le cuisinier et les autres subalternes symbolisent le petit personnel de l’administration coloniale, postes réservés aux noirs.
3-Les blancs
- L’administration
Elle est là pour une mission bien déterminée. Le commandant qui est à la tête représente toute la grandeur et la force de ce monde. C’est par lui que passera l’entreprise de démythification. Cocu, il deviendra la risée du village. Il se fait complice de Moreau pour perdre Toundi.
A côté de lui, il y a Gosier-d’oiseau, le commissaire de police. Il est cynique et redouté des noirs.
- Moreau, l’amant de Mme Décazy, est comme les autres. Il prête main forte aux gardes chargés d’interroger les noirs soupçonnés de vol.
L’ingénieur agricole fait de brèves apparitions. Sa relation avec Sophie est le seul lien entre les blancs et les négresses.
- Salvain, l’instituteur du village, est le seul à défendre les noirs. Son rôle d’éducateur y est peut-être pour quelque chose.
- Le commerce
Second secteur dans le dispositif d’exploitation des colonies, le commerce est souvent tenu par des gens véreux, sans scrupule et toujours complice de l’administration. Les personnages grecs comme Janopoulos reviennent dans les romans d’Oyono et de Béti.
- L’Eglise
A l’exception de père Gilbert, ils sont tous les complices de l’administration coloniale. Le père Vandermayer est le prototype de ce monde. L’Eglise est censée prêcher la justice mais elle ferme les yeux sur les exactions faites aux noirs et les légitime parfois.
- Les femmes
A leur laideur physique correspond une laideur morale. Jalouses les unes des autres, intrigantes, bavardes, désœuvrées, elles ne tirent leur peu d’existence que du statut de leur mari. Elles sont aussi racistes que leur mari.
IV-LES THEMES
En confrontant le monde traditionnel africain avec celui des blancs F. Oyono témoigne d’une réalité, celle de la colonie. En même temps il entend faire justice à travers une thématique ancienne.
- Le racisme et la ségrégation
Théorie et/ou comportements fondés sur l’idée de la supériorité d’une race sur une autre, le racisme prône la ségrégation entre races, c’est-à-dire une différence de traitement inique et arbitraire, discriminatoire consistant à séparer des groupes. PP.77-80 et PP. 82-83.
On voit deux communautés se distribuer implacablement dans l’espace de Dangan : d’un côté les bidonvilles indigènes et de l’autre le luxueux quartier résidentiel des blancs.
De même, à l’Eglise, il y a deux catégories de fidèles : d’un côté les européens hommes et femmes mêlés et de l’autre les autochtones assis sur des troncs d’arbre et tenus en respect par un cerbère.
- La démythification du blanc
La découverte progressive du blanc que Toundi effectue à ses dépens s’accompagne d’une discrète et efficace remise en question des valeurs du monde occidental. Dans cet univers où deux mondes se font face-à-face, le noir à l’avantage de voir sans être vu. Pour le colon, il est vain de chercher à prévoir la conduite des colonisés.
Devant ces rapports figés le rêve n’est pas permis. En introduisant Toundi dans ce milieu, Oyono met à nu ses faiblesses. Au terme de cette entreprise le héros se sent supérieur au blanc : incirconcision, adultère…
Qu’on relise Ville cruelle d’Eza Boto, Piège sans fin d’Olympe Bhêly-Quénum ou Les bouts de bois de dieu de Sembène Ousmane, on y retrouve le même univers carcéral engendrant et abritant des pratiques odieuses.
CONCLUSION
Nous voyons donc par cette étude qu’Une vie de boy s’éclaircit mieux par la technique de «quête» et d’ «initiation», deux éléments dénominateurs qui permettent de suivre d’une façon systématique, l’évolution du héros et d’idées dans l’oeuvre. En lui laissant venir à cette initiation de son propre gré21 (ce qui est très important pour tout héros de quête ou d’initiation), en lui faisant faire un certain nombre d’expériences amères lors de son aspiration pour être intégré au niveau social du Blanc, Oyono laisse comprendre à son héros naïf comme à tout noir ignorant, non seulement combien le mythe de la supériorité est inexistant mais aussi la vraie nature hypocrite du Blanc. L’intention apologétique dominante de l’oeuvre semble donc avoir décidé l’écrivain dans son choix de «quête» et d’ «initiation» comme fils conducteurs de l’oeuvre. Car devêtir le Blanc de ses vêtements d’emprunt, pour racheter la personalité bafouée du Noir demande une vue de très près: de l’intérieur enfin!
Aussi ces voyages, ces pérégrinations, ces épreuves successifs de boy deviennent-ils des prétextes; une simple exigence de l’intrigue pour exposer le héros aux vérités qu’il ignore. Ces vérités, découvertes lors de son itinéraire constituent l’objectif de sa mission initiatique puisqu’ elles ont aidé, comme on a vu, à sa transformation ontologique même dans la mort. En effet, sa mort est significatif en tant que refus total (prise de conscience) de ces contradictions entre ce que les blancs disent et ce qu’ils pratiquent en réalité. Elle importe aussi comme une sorte de mise en garde pour tout noir que, comme Toundi serait assez naïf et sot pour se lancer à la poursuite de ces gloires fausses que promet le monde du Blanc. Car pour lui, l’écrivain, il semble n’exister que cette vérité: le Noir restera un noir parmi les noirs alors que le Blanc, lui, se distingue clairement de ceux-ci. D’ailleurs, les compatriotes du vieux Meka le soulignent mieux dans Le vieux nègre et la médaille: «Le chimpanzé n’est pas le frère du gorille. »