LEOPOLD SEDAR SENGHOR, CHANTS D’OMBRE, 1945
I - VIE ET ŒUVRE
Léopold Sédar Senghor est né le 15 Aout 1906, mais fut baptisé et enregistré dans le registre de naissance le 09 Octobre 1906. Cette date qui sera retenue. Son père Basile Djogoye fut un commerçant aisé et cousin de Bour Sine Coumba Ndofféne Diouf. Sa mère Gnilane Bakhoum aurait de lointaine origine Peulh.
A l’âge de 7 ans, il est chez le Père Dubois de la mission catholique de Joal pour faire ses premières années d’école française. En 1914, il est à l’internat de Ngazoville à l’école des pères du Saint Esprit. Sa première vocation fut d’être prêtre. En 1922, c’est le collège Libermann, en 1926, ses trois mois en classe de seconde puis c’est la première à la cour Laïque d’enseignement secondaire. C’est en 1928 qu’il obtient son BAC, en 1929, la demi-bourse lui permet de continuer ses études en France au Lycée Louis le Grand où il se trouve avec Georges Pompidou. En 1938, il enseigne au Lycée Saint-Maure de Fossé et il continue en même temps ses études en langue et civilisation Négro africaine à l’école des hautes études supérieures de Paris. C’est à cette période qu’il rencontre Césaire et avec qui il s’élabore la théorie de la Négritude. En 1939, c’est le début de la deuxième guerre mondiale, Senghor est sous les drapeaux à soldat de la deuxième classe, le 20 Juin 1940, il est entre les mains des Allemands. Démobilisé pour cause de maladie des yeux, il retrouve sa vie de professeur et intègre le Fond National Universitaire, un mouvement de résistance. C’est à partir de 1945 qu’il fait ses premiers pas en politique en intégrant le Bloc-Africain dirigé par Lamine Gueye. Senghor est le premier noir agrégé en grammaire en 1935, le premier président du Sénégal, le premier africain a accédé à l’académie française en 1983.
Senghor est l’auteur de Chants d’ombre (1945), Hosties Noires (1948), Ethiopiques (1956), Nocturne (1962), Lettre d’Hivernage (1972). Il est également l’auteur de nombreux discours et essais rassemblé en 7 volumes sous le titre de liberté. Notons en Sérère le mot « sédar » signifiait qui ne peut être humilié ou qui n’aura jamais honte.
II - CHANTS D’OMBRE
A – GENESE DE L’ŒUVRE
Publié en 1945, Chants d’ombre est le premier recueil de poésie de Senghor. Il s’explique à partir de facteurs culturels, littéraires et historiques. En effet, il faut remonter dans les années 30 pour comprendre l’intention du poète en publiant cette œuvre. Il s’agit d’abord de son engagement dans la défense de l’identité culturelle noire et son adhésion sans faille à la négritude qui, comme il le dit, est « le patrimoine culturel, les valeurs et surtout l’esprit de la civilisation négro-africaine. » Sur le plan littéraire Chants d’ombre se présente comme un recueil de chants, car pour Senghor, la poésie est avant tout un chant. C’est pourquoi il indique souvent, les instruments qui doivent accompagner ses poèmes. Et enfin, sur le plan historique, Chants d’ombre apparait comme une réponse au vide culturel dont on a taxé l’Afrique mais également une réaction contre la fameuse mission civilisatrice de l’occident.
B – ANALYSE ET COMPOSITION
Le titre Chants d’ombre procède de la signification que l’auteur donne à la poésie et du symbolisme africain.
Senghor affirme en effet s’être largement inspiré des poétesses de son village natal. Les chants gymniques (chants qui accompagnent les manifestations sportives) organisés à la fin des saisons des pluies donnaient l’occasion aux femmes de se surpasser. Retenons que le don de la poésie est inné chez la femme africaine.
Par ailleurs, en Afrique, et particulièrement dans le royaume du Sine, toute activité est accompagnée de poésie, c’est-à-dire de création artistique. Fidel à son terroir, Senghor estime qu’un poème est avant toute chose un chant (woi) destine à quelqu’un. Ce chant a pour vertu d’invoquer, d’appeler quelqu’un, de magnifier. Aussi comprend-on que les manifestations sportives, en particuliers les scènes de luttes soient accompagnées de poésie. Celle-ci permet au champion d’exhiber ses qualités athlétiques, sa ruse, mais aussi sa grandeur de cœur. Et en définitive, la poésie entraine l’élévation et c’est pourquoi au royaume de Sine même la guerre est accompagnée de poésie (woi).
Le terme ombre a une signification plus mystique : en Afrique, l’exécution d’une œuvre est entourée d’ombre dont le sens est multiples.
Dans un monde à civilisation ésotérique (réservé à l’initié), toute création est réservée à une classe bien définie. Pour créer il ya lieu de se retrancher dans le bois sacré, le sanctuaire du sorcier ou du prêtre, l’atelier de l’ouvrier…
Aussi, l’ombre, prélude à la nuit, est le moment où les humains cessent toute activité et, où les esprits commencent à sortir de leur retraite. Ainsi, cette ombre en se cristallisant devient nuit propice aux souvenirs et à la méditation : souvenir des parents et amis ; de la réalité quotidienne, des ancêtres disparus qui continuent cependant à participer à la vie de la société.
Les Chants d’ombre sont donc des chants de communions avec ceux qui ne sortent plus, ceux qui sont dans l’ombre. C’est le lien pour le poète Senghor, de dénoncer un certain nombre d’anomalies qui peut-être contribuent à la disparition physique, morale et même psychologique : la colonisation et ses conséquences.
Le recueil Chants d’ombre est composé de 17 poèmes courts et de 3 longs poèmes : « Que m’accompagnent Kora et balafons », « par delà Eros » et « Le Retour de l’Enfant Prodigue.»
C – APPROCHE THEMATIQUE
Les thèmes dans Chants d’ombre sont divers et semblent expliciter les intensions de Senghor. Entre autre nous pouvons distinguer le thème de la nostalgie, du lyrisme personnel et celui de la représentation des valeurs culturelles nègres et des valeurs sociopolitiques.
1 – Le thème de la nostalgie :
Il est d’une importance capitale dans le recueil car inhérent à la période de l’exil européen. C’est un moyen pour le poète grâce à l’écriture de retourner à ses sources, à sa culture (scène de promenade de son terroir, évocation de la femme noire, des cérémonies familiales) le royaume d’enfance (terroir sérère) répond à cette même préoccupation, celle-là même qui consiste à renouer avec les valeurs primitives de son monde et à oublier l’hostilité et l’agression du monde occidental.
2 – Le lyrisme personnel :
Ce thème permet au poète de créer la vision du nègre par rapport à sa psychologie et son univers socioculturel. C’est ainsi que dans Ouragan, Senghor fait allusion à sa faculté de création tout en représentant sa personnalité par la fuite du temps. Ce poème lui permet de montrer l’originalité par laquelle le poète nègre trouve son inspiration. A travers le poème Tout le long du jour c’est la présentation de la vie quotidienne de son royaume d’enfance avec ses activités divers et purement nègre. Dans Totem son lyrisme prend une dimension surnaturelle voire mystique. En effet, il y montre une réalité propre au cadre nègre d’où la relation réciproque entre l’homme et son ange gardien constituent un facteur d’équilibre pour l’un et pour l’autre. Senghor n’est pas seulement optimiste, il est marqué de manière profonde par le pessimisme (cf Liberté, c’est le temps de partir, visite) ou il exprime sa mélancolie et son angoisse existentielle dû au manque de liberté pot l’incarcération : ou au non sens de la vie ou par le fait qu’il se trouve seul dans l’univers occidental coupé de son royaume d’enfance.
3 – La représentation des valeurs culturelles nègres :
Selon certain critique, Chants d’ombre n’est que la définition objective et sociologique de la négritude d’après Senghor. Chants d’ombre apparait dés lors comme étant l’ouvrage qui signe le prélude de ce mouvement idéologique et culturel. C’est pourquoi on retrouve dans l’ouvrage les différentes valeurs nègres, valeurs liées à la race, au domaine politique et à l’esthétique nègre. La race noire constitue le pilier dans la poésie négro-africaine d’ailleurs tout comme dans Chants d’ombre où il s’agit de procéder à une représentation idéalisée de cette race au point d’en tirer une fierté par sa valeur symbolique. Ainsi dans « femme noire » le poète magnifie le personnage féminin qui est le symbole même de la beauté sur toutes ses formes. En faisant une description plastique de la femme noire, Senghor célèbre en même temps ces vertus morales, sensuelles et esthétiques.
Il posse la célébration au point de lui donner une valeur céleste ou mystique. Dans « Message », on retrouve cette même idéalisation de la race noire et c’est l’occasion pour le poète d’opposer le matérialisme et la perversion des valeurs occidentales à l’humanisme des coutumes nègres. Donc, à travers ces textes, le poète montre de manière claire sa préférence pour la race noire. Cette célébration de la race noire se retrouve également dans le retour de l’enfant prodigue et dans Par delà Eros.
4 – Les valeurs sociopolitiques
Elles sont également idéalisées. Ainsi dans Que m’accompagne Koras et Balafons, le poète insiste sur l’équilibre, l’entente et les relations harmonieuses qui existent entre l’autorité politique et le corps social. En effet, il existe un réel dialogue, une considération mutuelle entre le roi et le peuple. Ce respect mutuel est le garant de la stabilité sociale du terroir sérère (cf échange de cadeau entre le roi Coumba Ndofféne et le père du poète). La fierté militaire tout comme l’équilibre économique (relation intime entre paysan et terre) concourent à recréer une société aux structures sociales stables.
Le poète se sent honorer en faisant ressortir le beau nègre dans ses poèmes grâce à une représentation empruntée à l’Art plastique ou à la sculpture. « Neige au Paris » est l’occasion pour le poète de montrer que la couleur blanche est symbole du mal, de chose sinistre, de la violence de l’instabilité alors que le noir symbolise la vie, l’équilibre. C’est cette même signification du noir, une incarnation de l’humanisme nègre, un symbole de pureté et communion, de solidarité d’harmonie que l’on retrouve dans Prière au Masque.
CONCLUSION
Pour comprendre Chants d’ombre, il est nécessaire d’associer à l’analyse du texte beaucoup d’interprétation mais également se référer à l’histoire, à la biographie du poète et au monde Sérère en tant que communauté afin de pouvoir ressortir les particularités et la personnalité de la civilisation noire. Mais se rappeler à tout moment que Chants d’ombre est avant tout une œuvre littéraire qui a sa part d’irrationalité, de fictionalité que l’on retrouve dans l’idéalisation de la race et des valeurs sociopolitiques à travers lesquelles le réel est souvent transfiguré.